De tous les aspects de la fatigue enseignante, je pense que la charge émotionnelle est celle à laquelle la société pense le moins. Quand on pense au travail d’un.e enseignant.e, on imagine la préparation des cours, les corrections des devoirs et des évaluations, le rangement de la classe éventuellement. Mais c’est difficile de se représenter la charge émotionnelle vécue au cours d’une journée, d’une semaine, d’une période de cours. Il y a 10 ans, une étude française identifiait 1 enseignant sur 6 comme étant en burn-out. Je vous laisse imaginer ce qu’il en est aujourd’hui après (pendant?) une pandémie et plusieurs confinements successifs. Et quand un.e enseignant.e va mal, ça peut se répercuter sur des centaines de personnes autour de lui/elle.

La santé émotionnelle est un aspect de notre vie à ne pas négliger. En secondaire, nous pouvons être en contact avec jusqu’à 175 élèves au cours d’une journée (si on a 7 périodes de cours avec des classes différentes composées en moyenne de 25 élèves et vraiment pas de chance dans notre horaire). Il en faut de l’énergie pour être à l’écoute, les canaliser, les intéresser, entrer en dialogue et en communication avec eux afin de les motiver et de les aider à apprendre ! Dit comme ça, c’est tout un programme et je parie que vous n’y aviez pas pensé tellement c’est entré dans votre quotidien. C’est normal, c’est « le job ».

le syndrome de la bonne élève

Une éponge à émotions

Entre ce qu’il se passe au sein de chaque foyer, dans la cour de récré ou l’incident qu’il y a eu le matin avec le prof de techno, on peut comprendre qu’au bout de quelques semaines, nous saturions et nous avons vraiment besoin de décompresser, tout comme ces enfants ou ces ados.

En tant qu’inadaptée aux interactions humaines (oui oui, on se demande pourquoi j’ai fait prof’ en fait :’) ), cette fatigue pouvait se faire ressentir assez tôt dans la période mais je tirais sur la corde. Ce n’est qu’en 2018 que j’ai appris comment décharger mes émotions et à les vivre complètement pour enfin pouvoir recharger mes batteries et être pleinement disponible pour mes élèves en classe. Car si je n’étais pas très habile en interactions humaines (toujours pas aujourd’hui), j’étais en revanche une éponge à émotions. Je pouvais me sentir particulièrement touchée et connectée avec ce que mes élèves vivaient ou ressentaient. Sans parler de mes propres émotions qu’il fallait aussi gérer.

Un nettoyage émotionnel régulier

Difficile de mettre des barrières solides et bien établies car nous travaillons avant tout avec des êtres humains et je pense qu’il est normal d’être touchés par leurs réalités ou leur colère, leur indignation, leur peine… Cependant, il est sain d’avoir un endroit où se décharger émotionnellement pour faire un petit « nettoyage émotionnel » après une journée ou une semaine particulièrement difficile.

La salle des profs pourrait être identifié comme étant un lieu propice à cette activité. Pour certain.es, ça aide de se défouler et de décharger ce qu’ils viennent de vivre, à chaud, aux côtés d’oreilles compatissantes et attentives. Mais pour d’autres, ce n’est pas suffisant ou pas adapté. Parce qu’une fois qu’on a dit ce qu’on avait sur le cœur, on en fait quoi ?

Un banal incident qui peut faire déborder le vase

Si la littérature scientifique s’accorde à dire qu’il faut un changement radical dans la manière dont les enseignant.es sont aujourd’hui considéré.es et leurs conditions de travail (des solutions structurelles en somme, comme avoir moins d’élèves en classe), j’ai été quand même bien aidée lorsque j’ai découvert une solution à ma portée individuelle.

Brooke Castillo est une coach en émotions que j’ai découverte par l’intermédiaire d’Esther Taillifet il y a plusieurs années. Esther, devenue coach elle-même, reprend ses outils et nous les transmet via son podcast « Se sentir bien ». J’ai donc appris à gérer mes pensées et mes émotions grâce à un outil d’analyse dont je vais parler juste après.

Imaginez : Nous sommes mardi matin, l’heure juste avant le temps de midi. Le mardi, dans mon école, c’était le jour des frites à la cantine. Je suis en plein dans une leçon où les élèves sont investis et discutent, participent. Il me reste un élément à faire émerger mais… à 10 minutes de la sonnerie, les élèves commencent spontanément à ranger leurs affaires. Je les regarde et je leur dis : « Vous faites quoi, là ? Vous vous croyez où ? » Certains, gênés, arrêtent de ranger car ils ont bien compris que j’insinue que l’heure n’est pas terminée et que c’est une attitude grossière (qui me met souvent hors de moi). D’autres, cependant, continuent de ranger comme si de rien n’était.

« Oh les gars ! » s’insurgent quelques élèves qui ont compris la gravité de la situation. Aucune réaction globale. Je me ferme directement. J’hésite entre me fâcher ou montrer une colère froide. J’opte pour la deuxième option, ce qui les effraie beaucoup plus que des cris. Je m’assieds à mon bureau et je les regarde en leur disant « allez-y rangez ». On passera les 7 dernières minutes dans un silence complet, moi visage fermé et eux, yeux baissés. Lorsque la sonnerie retentit, aucun n’ose bouger. J’attends volontairement quelques instants avant de leur dire de partir.

Le modèle CPEAR de Brooke Castillo

Ça peut paraître un détail dans la vie d’un employé lambda qui lira ces lignes mais selon la sensibilité de l’enseignant.e, cette attitude sera vécue de manière très différente. Ici, de prime abord, j’ai identifié de la colère mais en réalité, j’étais très blessée par leur attitude. Évidemment, on en a rediscuté à l’heure de cours suivante, on a parlé de respect, de notre relation et ça ne s’est plus produit avec eux. Mais en utilisant le modèle de Brooke Castillo, j’ai aussi remarqué quelque chose qui m’avait profondément déplu dans ce que j’avais fait ce jour-là…

Le CPEAR est un modèle à utiliser pour cibler les Circonstances de l’évènement (les plus neutres possibles, uniquement des faits), la Pensée que j’ai eue, l’Émotion ressentie, l’Action qui en a découlé et enfin le Résultat obtenu. Vous pouvez avoir plusieurs pensées et ressentir plusieurs émotions mais il est recommandé de faire un modèle par pensée et émotion associées. Ici, par exemple, un modèle possible serait :

  • C : Mardi 11h50. Les élèves arrêtent de suivre le cours et rangent leurs affaires.
  • P : « Ah mais qu’ils sont gonflés ! Après tout le temps que j’ai passé pour créer cette super séance ! Alors qu’ils étaient investis il y a 3 minutes.»
  • E : indignation
  • A : J’arrête d’être en relation avec eux et je leur montre mon mécontentement par un visage fermé.
  • R : Je rétablis une relation de domination en montrant que « c’est moi le chef ici », les élèves ont peur et attendent mon feu vert pour partir.

Les pensées étaient aussi « Étaient-ils vraiment investis dans l’activité ? Ou était-ce du fake ? » avec, en émotion associée, le doute voire la peine. D’un prof à l’autre, cela pourrait varier. Le doute pourrait venir du fait de penser que l’activité en question n’était pas assez bien pour maintenir leur attention et que c’est de sa faute (donc ressentir de la culpabilité par exemple).

Retour et analyse de situation

Ce qui m’a dérangée et qui m’est apparu lors de l’analyse, plusieurs heures plus tard, c’est que je n’étais pas du tout d’accord avec le résultat. La relation « dominant-dominés » est celle que j’ai toujours connue en tant qu’élève et j’ai appris qu’il était plus agréable et plus efficace de créer une relation « enseignant-apprenant » où règne une confiance, une écoute mutuelle et une bonne entente pour favoriser les apprentissages. Seulement, voilà, c’est beau sur papier mais lors d’une situation de crise, l’attitude automatique revient au galop.

J’en ai discuté il y a quelques jours avec une amie, enseignante en France et elle m’a aussi fait voir cet incident et ma réaction sous un autre aspect : celui du rôle de tampon entre l’autorité institutionnelle que j’incarne et le règlement de vie en société que je dois faire respecter. Beaucoup d’éléments peuvent être pris en compte quand on y réfléchit et le retour de collègues (en plus du retour émotionnel de soutien qu’on attend quand on déverse ses émotions en salle des profs) est toujours enrichissant à plus d’un titre.

Ce modèle d’analyse me permet de prendre du recul sur des évènements insatisfaisants qui se sont déroulés d’une part mais me permet aussi d’anticiper une pensée différente si cette situation venait à se reproduire, un recul plus rapide sur ce que je vis dans l’instant. Ainsi, le modèle réalisé plus haut est dit « involontaire » car j’ai réagi dans le feu de l’action.

Je peux tout aussi bien réfléchir à un modèle volontaire, plus conscient avec des pensées qui généreraient d’autres émotions, d’autres actions et donc d’autres résultats. Une possibilité serait par exemple de faire émerger une pensée telle que « C’est le jour des frites, ce sont des ados affamés » et de réfléchir à une répartie cinglante et humoristique pour faire passer mon message sans avoir besoin d’entrer dans une confrontation.

Beaucoup d’articles lus ces dernières semaines relatent la pression institutionnelle qui est extrêmement forte et décriée, si bien que je consacrerai un article à part entière à la violence du système qui peut écraser aussi bien les enseignant.es que les élèves. En attendant, j’espère avoir pu mettre en lumière cette charge émotionnelle comme un aspect important et souvent oublié (eh oui, travailler avec l’humain, ça demande de la ressource!) qui peut aussi entrer en compte dans la fatigue des enseignant.es. J’espère aussi que mon partage de l’outil du modèle de Brooke Castillo aura été utile.

Si vous souhaitez réagir à cet article, m’envoyer un témoignage ou en discuter avec moi, utilisez la section commentaires ici ou bien envoyez-moi un mail à contact@clic-et-declics.com .

Vous aussi, vous êtes une éponge à émotions ?
Comment parvenez-vous à gérer tout ce flux au quotidien ?

A très vite pour un prochain déclic !

Émeline

Ressources utilisées pour cet article :

 

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